Et si la formation aux soft skills ne servait finalement à rien…

C’est amusant comme notre culture se refuse à parler de certaines choses en les assumant dans sa propre langue. Il y a vingt ans nous parlions de compétences comportementales, devenues plus tard émotionnelles ou relationnelles. Puis les Directions de ressources humaines de Tourcoing à Perpignan, à la recherche de modernité et de sérieux chic ont plutôt opté pour une terminologie anglo-saxonne : Les Soft Skills. Si je traduis ce terme avec une mauvaise foi assumée, je traduis par compétences molles, ou douces ou… sans alcool comme un « soft drink » !

À chercher ainsi des termes qui ne veulent plus rien dire, sans doute cachons-nous, les Français comme les anglo-saxons, une forme de honte à appeler notre chat un chat. Le comportemental, les gars, c’est pas du hard, du costaud, on tape pas dans le dur. Non, le comportemental c’est doux, c’est mou, c’est sans alcool.

Les mots que nous choisissons pour définir qui nous sommes et ce que nous faisons ont leur importance. Ils ne sont pas anodins surtout quand nous les choisissons nous-mêmes.

Julia de Funès et le leadership

Un article1 de la polémiste, philosophe suffisante Julia de Funès est venu ce mois-ci nous confirmer l’(in)importance de la formation au leadership. La dame, sure de son fait déclare sans cligner de la plume que le leadership, ne peut s’apprendre, il est inné. Le leadership, le charisme, la capacité d’influence ne sauraient appartenir qu’à des personnes qui en sont équipées dès la naissance. Comme elle, sans doute.

Cette croyance, et les relents d’élitisme délétères qu’elle convoie se sont invitées dans ma réflexion et je me suis posé sa question. Après tout, la philosophie consiste, comme la science à se poser des questions. La polémique, elle, se contente d’y répondre par non !

Est-il possible d’apprendre à adopter des comportements plus efficaces ?

Peut-on apprendre à dire merci ? Peut-on apprendre à dire bonjour ? Peut-on apprendre à clarifier son discours ? Peut-on apprendre à repérer les sous-entendus ? Peut-on apprendre à désamorcer des sous-entendus déstabilisant ? Peut-on apprendre à apprendre ? Peut-apprendre à questionner ? Peut-on apprendre à présenter des excuses sincères ? Est-ce que toutes ces compétences peuvent générer une forme de  charisme appelée leadership ? Peut-on apprendre à être parent…

Je suis très très très (trois fois très) embêté car la réponse que je fais à chacune des questions est oui !

Mince… serais-je devenu polémiste à mon tour ?

Ah ben, non. J’ai dit oui. Et en plus, je suis formateur pour adultes.

Je sais car je vois. Je sais ce que je vois. Je vois des adultes apprendre ces choses.

L’inégalité devant les résultats de la formation comportementale n’est pas liée à la possibilité ou non de se former à devenir leader mais bien à la décision de faire le travail, parfois long et complexe de réfléchir sur soi, sur ses croyances et de pratiquer chaque jour l’art et la manière du courage et de la compassion.

N’en déplaise à Julia, si elle est née avec ce talent, d’autres, qui sont nés avec des talents différents pourront apprendre à développer le sien. Tant mieux pour elle. Elle sera moins seule. Elle sera contente si elle aime les gens.

Alors pourquoi est-ce si important de répondre à cette question ?

Notre civilisation s’est équipée d’outils fantastiques pour limiter l’effort du travail pour tous ceux pour qui le travail est un effort ou une souffrance. Plus besoin d’une plume Sergent-Major pour faire des divisions, et plus besoin de Bescherelle pour l’orthographe et la grammaire quand Microsoft Word® propose une correction automatique.Le nom Bescherelle lui-même finira bien par ne plus rien évoquer à personne. Et alors ?

Plutôt qu’apprendre à réfléchir, fabriquer ou concevoir nous apprenons à trouver l’information qui est devenue si simple à dénicher qu’il faut quand même encore faire un effort. Celui d’aller la chercher.
Alors est arrivé TikTok qui fait encore mieux : des clips de 30 à 60 secondes à regarder pour voir des choses qu’on n’a plus vraiment besoin de savoir, ni savoir faire, ni même comprendre. Et c’est si bon !

Notre civilisation a veillé, depuis toujours,  à répondre à l’attente inconsciente de chacun de nous : maximiser le plaisir, minimiser la souffrance.

Je ne parle plus désormais de soft ou hard skills, je parle maintenant de toutes formes de compétences confondues. Avec l’Intelligence Artificielle, la valeur de l’effort dans le travail pour développer une compétence disparaît doucement derrière les outils créés pour nous éviter l’effort.

Combien de temps nous faudra-t-il pour mépriser l’effort et le travail d’apprentissage ? Et dans combien de temps notre civilisation commencera-t-elle à mépriser celles et ceux qui désirent faire des efforts, comme écrire avec un stylo, lire un livre, apprendre à faire une division, apprendre à dire merci, à piloter une équipe vers son projet, à dire bonjour ?

Je me souviens dans mes cours de français au collège des quolibets des élèves qui trouvaient idiot de s’intéresser à Boris Vian ou à la grammaire anglaise. Ils me jetaient des boulettes de papier en ricanant. Leur insulte favorite était pour moi un compliment : Le poète ! M’aboyaient-ils. Et s’ils avaient eu raison de mépriser l’envie d’apprendre. Et si je les avais crus et avais cessé d’apprendre… Et s’ils revenaient, en masse, aujourd’hui, pour mépriser mon travail. Certaine polémiste a commencé le travail de sape. Elle distribue des points dans les tribunes de l’Express pour mépriser ceux qui croient, pauvres truffes, qu’on peut apprendre à grandir. Et les aboyeurs de mon adolescence d’applaudir. Wow !

Apprendre à écouter, apprendre comment diriger, ou apprendre à dire merci font partie de ces capacités qu’aucune Intelligence Artificielle ne saura remplacer.

Est-il bien sérieux, Julia de Funès ou pas, d’abandonner l’idée qu’il est possible d’apprendre à devenir meilleur et ensuite de partager et de transmettre ces compétences ?

Pas polémiste pour deux sous, je laisse la question en l’air et prends ma propre décision.


  1. Julia de Funès, Les formations en leadership, une imposture !, L’Express, 2 novembre 2023 ↩︎